Conversation avec Samuel Alizon : « Depuis l’été, notre pays court après l’épidémie au lieu d’anticiper »

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La semaine dernière, le gouvernement français a fait le pari de parvenir à freiner l’épidémie de Covid-19 sans recourir au confinement, en renforçant les mesures de contrôles. Samuel Alizon est directeur de recherche au CNRS, affecté au laboratoire MIVEGEC (UMR IRD 224-CNRS 5290-Université de Montpellier). Il fait le point pour The Conversation sur la dynamique de l’épidémie et sur la stratégie française, ainsi que sur les implications de l’émergence de variants plus transmissibles.


The Conversation : Où en est-on de la situation épidémique aujourd’hui ? Peut-on dire que l’épidémie repart à la hausse ?

Samuel Alizon : Avant les vacances de décembre, l’épidémie semblait stagner : son nombre de reproduction temporel était de l’ordre de 1, ce qui signifie qu’en moyenne chaque personne infectée n’en infectait qu’une seule autre. Ce nombre est différent du nombre de reproduction de base (le fameux R₀_) car il varie au cours de l’épidémie, en fonction notamment des mesures prises pour la contrôler.

À cette époque, nos modèles prévisionnels développés par Mircea Sofonea (Université de Montpellier) suggéraient que la situation pouvait déraper rapidement : il suffisait d’un effet « réveillon de Noël », avec un nombre de reproduction temporel atteignant 1,5 pendant deux jours par exemple, pour que l’épidémie reparte à la hausse.

Avec un tel scénario, on pouvait craindre que plus de 3 000 personnes se retrouvent hospitalisées en soins intensifs au 1er février. Or, c’est malheureusement la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui (ndlr : selon Santé Publique France, au 1er février, 3218 personnes étaient hospitalisées en réanimation avec un diagnostic Covid-19).

TC : Le gouvernement a choisi de ne pas reconfiner à nouveau le pays. Que penser d’une telle décision ?

SA : Il faut bien comprendre que l’important, face à une telle épidémie, est de réagir au « bon » moment. Plus une mesure est mise en place tôt, plus elle a d’effet. Prenons l’exemple de l’installation de mécanismes d’aération dans les lieux publics, les écoles, ou les entreprises qui ne peuvent pas mettre en place le télétravail. L’Allemagne a adopté cette stratégie dès la fin de l’été alors que la France commence seulement à y réfléchir. Au final, le coût sera le même dans les deux cas, mais l’effet en matière de prévention des infections sera a priori très différent.

Beaucoup de mesures ont un effet négligeable pour ralentir l’épidémie si elles arrivent trop tardivement. On peut faire suivi de contacts sur 1 000 nouvelles infections par jour mais pas sur 100 000. Quand vous avez trop laissé dégénérer l’épidémie, il ne vous reste presque plus que le confinement national pour espérer reprendre le contrôle.

Cela dit, le confinement n’est pas un aveu d’échec en tant que tel. Certains pays qui contrôlent bien l’épidémie, comme la Nouvelle-Zélande ou le Vietnam, y ont recours, rapidement quand les cas augmentent, et brièvement. Mais quand on doit mettre en place un confinement long, avec un fort pic épidémique associé, cela signifie qu’il y a eu une incapacité à contrôler la circulation du virus en amont.

TC : En France, si l’on considère la tendance actuelle, il aurait donc fallu implémenter des mesures plus tôt ?

SA : On a l’impression que depuis l’été le problème a été pris à l’envers dans notre pays. Le premier confinement du printemps a été très long et très difficile. À l’époque, il n’y avait presque que des inconnues et très peu de certitudes, il est donc difficile d’affirmer que quiconque aurait pu faire mieux dans une telle situation. Toutefois, s’il y a eu une grande inertie du confinement en mai et en juin, à partir de juillet on a vécu un relâchement quasi-complet. Ensuite, en réaction à la dégradation des indicateurs de l’épidémie, des mesures ont été remises en place par paliers.

Le problème d’une telle approche, c’est que pour juger des effets de chaque mesure, il faut attendre deux ou trois semaines. Si la mesure ne suffit pas à inverser la tendance, c’est autant de temps de perdu. Il faut alors ajouter une mesure supplémentaire, ce qui signifie un nouveau délai, et ainsi de suite. Bref, on court derrière l’épidémie.

Certains pays ont adopté la logique inverse : ils ont mis en place des mesures de contrôle très strictes en constatant la hausse des cas, puis ils les ont levées l’une après l’autre. En France, à part le couvre-feu à 18 heures, aucune nouvelle mesure n’a été prise pour freiner les contaminations depuis début décembre, les appels au télétravail ayant même été relâchés en janvier.

TC : Qui plus est, la situation a été compliquée par l’émergence de variants plus transmissibles…

SA : Il faut préciser ce que l’on entend par variant. Le SARS-CoV-2, comme tout virus, évolue en continu. À chaque infection, il se multiplie, recopiant son matériel génétique. Ce faisant, il commet des erreurs : ce sont les fameuses « mutations ». Le SARS-CoV-2 en fixe entre une et deux dans son génome par mois, en moyenne. C’est ainsi qu’on peut distinguer des lignées de virus spécifiques à certains pays.

Ce qui fait la différence entre les lignées que l’on voit habituellement et celles associées aux divers variants d’origine britannique, brésilienne ou sud-africaine, c’est que dans ces derniers cas, les mutations sont plus nombreuses et que leur effet ne semble pas « neutre » : elles confèrent aux virus qui les portent de nouvelles propriétés, qui changent le cours de l’infection et donc potentiellement la dynamique de l’épidémie.

Il est aujourd’hui assez clair que le variant qui a émergé en Angleterre est plus transmissible que la moyenne, même s’il reste à déterminer à quel point. Dans le cas des variants qui ont émergé en Afrique du Sud et au Brésil, ce qui inquiète plus c’est le risque d’évasion immunitaire : ces virus pourraient échapper aux anticorps produits par les personnes qui avaient déjà été infectées par les autres variants de SARS-CoV-2, au printemps par exemple.

Cela pourrait aussi tempérer l’optimiste initial quant à la robustesse des vaccins, car on pourrait craindre qu’émerge un variant qui soit capable de leur échapper. Cependant sur ce point, les expériences in vitro suggèrent que pour le moment leur efficacité ne semble pas particulièrement affectée. Qui plus est, la technologie des vaccins à ARN devrait en théorie permettre de facilement mettre à jour le vaccin si nécessaire.

TC : Sait-on pourquoi ces variants émergent maintenant ? Est-ce en lien avec le faible niveau de contrôle de l’épidémie dans certains pays ?

SA : Le fait de voir émerger tous ces variants dans des délais si courts interpelle, effectivement. Dans l’équipe, nous développons des modèles mathématiques pour comparer différents scénarios et essayer de mieux comprendre ce phénomène.

La théorie nous dit que plus le nombre d’infections est élevé, plus le risque d’émergence d’un variant porteur de mutations « non neutres » augmente. Mais d’autres facteurs pourraient se rajouter. En effet, les analyses génomiques suggèrent que le variant dit « britannique » aurait évolué aux alentours du mois d’août, autrement dit à une époque où l’épidémie était plutôt sous contrôle dans ce pays.

Une hypothèse mise en avant est que certains variants pourraient avoir évolué dans l’organisme de patients au système immunitaire affaibli (par exemple des patients « immunosupprimés »), lesquels seraient plus touchés par des formes longues de l’infection. En effet, il a été montré que certaines mutations qui font la spécificité des variants apparaissent en cours d’infection chez de tels patients. Ces « covid longs » pourraient procurer au SARS-CoV-2 une opportunité de mieux s’adapter à l’être humain.

Si on prend un peu de recul, il est d’ailleurs surprenant qu’il n’y ait pas eu plus d’épisodes d’apparition de variants depuis janvier 2020. Ce coronavirus, que l’on pense maintenant provenir des chauves-souris, est passé à l’être humain très récemment. On aurait donc pu s’attendre à voir apparaître rapidement des mutations ayant des effets sur l’infection, car un nouveau virus a généralement une grande marge d’adaptation à son nouvel hôte. Au final, la mutation D614G, qui s’est répandue partout dans le monde dès janvier, faisait plutôt exception. Toutefois, il faut se méfier de nos intuitions, car un tel scénario d’émergence pandémique est relativement inédit.

On ne connaîtra probablement jamais les scénarios exacts de ces émergences. Néanmoins, une chose est certaine : avoir un virus qui mutait de matière neutre était plutôt rassurant pour le contrôle de l’épidémie sur le long terme. Il n’en va plus de même avec ces variants…

TC : Ces variants compliquent la mise au point de modèles supposés aider à la prise de décision, car ils ajoutent des inconnues dans l’équation ?

SA : Oui. Par exemple, on sait que ces variants sont plus transmissibles, mais à quel degré ? Les plus optimistes diront que leur avantage par rapport aux autres virus est de 10 à 30 %, les plus pessimistes pencheront pour 50 à 70 %…

Or, connaître précisément cette valeur est important, car l’intensité des mesures à mettre en place dépend du nombre de reproduction de base du virus (ou « R »), qui est proportionnel à la transmissibilité. Si un variant a un _R₀_ plus élevé, il faut des mesures de contrôle plus drastiques pour le contrôler. C’est le cas pour la vaccination. Dans les modèles les plus simples, la proportion de la population à immuniser est 1-1/R. Dans ces conditions, plus _R₀_ est élevé, plus il faut vacciner de monde pour prévenir un redémarrage de l’épidémie.

Donc, oui si le variant anglais devient majoritaire au niveau mondial ou si des variants équivalents émergent, il sera plus compliqué de contrôler l’épidémie.

TC : Ne devrait-on pas plutôt dire « quand » le variant anglais deviendra majoritaire ? Au moins dans notre pays ?

SA : Effectivement. Des modèles basés sur les flux de voyageurs estimaient qu’on comptait en France environ 500 infections causées par le variant dit « britannique » au début du mois de décembre. À partir de là, Vittoria Colizza (Inserm) et son équipe ont calculé que si ce variant a une transmission d’environ 50 % supérieure à la moyenne, on s’attend à ce qu’il cause la majorité des infections dans notre pays vers la fin du mois de février.

Nos propres estimations, basées non pas sur des résultats de séquençage mais sur l’analyse des résultats de 2000 tests RT-PCR ThermoFisher réalisés par le laboratoire CERBA, sont en cohérence avec ces prévisions. La première semaine de janvier, environ 5 % des tests PCR pouvaient laisser penser que l’infection était due à un variant, ce qui est un chiffre normal étant donné l’incertitude sur ce genre de tests. La troisième semaine de janvier, ce pourcentage atteignait les 15 %, soit trois fois plus.

Indépendamment des variants, nos analyses suggèrent que l’épidémie était déjà en train d’échapper à notre contrôle en France depuis début janvier. Mais il est clair que leur présence risque de compliquer les choses. On l’a vu en Angleterre, où les autorités ont dû finir par se résoudre à mettre en place un confinement strict, allant jusqu’à fermer les écoles, pour reprendre la main sur l’épidémie, c’est-à-dire pour éviter que les cas graves se retrouvent privés des soins dont ils ont besoin à l’hôpital.


Pour aller plus loin : « Evolution, écologie et pandémies », Samuel Alizon, Points Science (2020).

Samuel Alizon, Directeur de Recherche au CNRS, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : WorldPictures / Shutterstock.com


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